Artza est une personne

  • Stéphan Carbonnaux et Marie Coquet

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Vous lirez ci-dessous un texte écrit spécialement pour l'ouvrage collectif Paroles d'écolos, paru aux excellentes éditions Astobelarra en décembre 2010.

 

Nous publions ce texte qui vient éclairer certains aspects jamais traités, ou presque, de la "protection des ours".

 

Nous recommandons la lecture de Paroles d'écolos, riche de sensibilités, et remercions une nouvelle fois l'équipe d'Astobelarra pour la liberté d'expression qu'elle a offert ici aux auteurs.

 

Pour commander le livre :

 

http://astobelarra.over-blog.com/

ou http://parolesdecolos.blogspot.com/

 

Il est aussi disponible en librairie.

 

 

 

 

 

Enfin, sachez qu'une rencontre avec les éditeurs et divers auteurs de Paroles d'écolos aura lieu à Orthez (64) le vendredi 24 juin 2011, à partir de 17h00, à la salle de la mairie.

 

 

 

 

 

ARTZA EST UNE PERSONNE

 

 

 

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Nos mains et pieds et ceux d'un ours, Slovénie

 


 

« A Stéphan, pour avoir des ours sauvages à la place de La civilisation anti-nature »

Dédicace de François Terrasson, 1998

 


 

Je me souviens d’une discussion avec trois naturalistes pyrénéens, voilà près de douze ans, au sujet d’un texte rageur que j’avais écrit en réaction aux premiers lâchers d’ours. J’y défendais l’ours libre et sauvage, sans équipement électronique, dont le retour n’était pas un prétexte à publicités et à des projets stupides tel que celui d’un grand zoo qui devait présenter au public toutes les espèces d’ours du monde, à la station de ski du Mourtis et non loin de la tanière de feue l’ourse Mellba. A la fin de la soirée, l’un des naturalistes conclut que je posais entre autres la question de savoir si on devait s’attacher à l’espèce, en l’occurrence l’ours brun, ou aux individus, lui penchant plutôt pour le devenir de l’espèce. Nous avons dû nous quitter sur ce constat et n’en avons, je crois, plus jamais reparlé.

 

Le sort des individus m’a toujours interpellé, si bien que la défense des personnes confrontées à des difficultés et à des injustices m’a toujours parue normale, tant dans ma vie privée que lorsque j’étais collaborateur d’un avocat. Le sort d’un individu nous met face à la réalité nue, il est souvent aussi une illustration d’un problème général ou d’une dérive qui affecte la société. Le combat d’Eric Pétetin, un homme que j’ai défendu jusqu’au bout, révélait la brutalité d’une civilisation anti-nature aveuglée par le mythe du Progrès. L’éviction de Madame X de la fonction publique, suivie de graves troubles psychologiques, montrait quelle violence masquée peut régner dans le monde du travail. L’exclusion de Monsieur Y d’un parti politique, et sa réintégration au terme des recours engagés, prouvaient, s’il le fallait encore, la fourberie du système politicien.

 

Lewis--annees-1980--detail.jpgAu fil des années, me débarrassant petit-à-petit et avec efforts d’idées reçues – elles sont tenaces et nombreuses ! -, j’en suis venu à considérer le monde des animaux, non pas comme une collection d’espèces, mais comme une société faite d’individus, de personnes, à l’image de la nôtre.

 

 

Le choucas Lewis, années 1980, région parisienne.

 

Je me souviens de Lewis, un choucas tombé de son nid et recueilli par un ami du village. Quel personnage ! Il parlait un peu, du reste comme pas mal de corvidés, il fondait du ciel sur mes frères et moi et nous piquait le crâne, s’amusant manifestement à nous effrayer, et puis, alors qu’il rentrait tous les soirs depuis des années dans sa cage, il disparut subitement. Je l’avais retrouvé quelques jours plus tard au sein d’une colonie logée dans les hautes cheminées de briques rouges d’un orphelinat. Notre ami lui rendit visite et constata que Lewis s’était apparié, et que, tout bien traité qu’il était, il avait fait le choix d’une autre forme de vie. Une telle décision prouvait que Lewis n’était pas une pure mécanique mais bien une personne animale. L’ornithologue Hermann Heinzel, qui a longuement vécu avec des choucas, m’a raconté des histoires qui abondent dans ce sens.

 

Malgré cette expérience, et quelques autres, mon appartenance au monde deBras d'ours, Slovénie[1600x1200] la protection de la nature n’a pas rendu aisée l’évolution que je décris plus haut. Comme le souligne le neurobiologiste Yves Christen, la plupart des défenseurs d’espèces animales menacées raisonnent en termes de biomasse : « ils admettent qu’on puisse tuer un éléphant ici, si on en sauve deux ailleurs. Dans l’espèce humaine, cela reviendrait à considérer que si, dans un village, un pédophile tue un enfant, tandis que deux autres naissent au même moment, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. » Je partage cette analyse qui s’applique d’ailleurs assez bien à la situation de l’ours-biomasse dans les Pyrénées. Vu de loin, les ours, « baptisés », parrainés,

ultramédiatisés, jouissent dans les Pyrénées d’un statut spécial chez les bêtes sauvages. S’il y a quinze ans j’étais de ceux qui trouvaient ridicule de nommer les ours, j’ai changé d’avis, car l’octroi d’un nom est un premier signe de personnification, il est une reconnaissance de la singularité de l’animal dans une société desséchée où, en général, tout se réduit à des numéros. Ne désigne-t-on pas quantité d’animaux sauvages par des codes alphanumériques, du type UB756X, qui font d’eux des numéros comme les autres au sein d’une vaste biomasse. Si les animaux parlaient comme les humains, nous serions sans doute surpris de les entendre crier tel le numéro 6 de la série télévisée « Le Prisonnier »: « Je ne suis pas un numéro, je suis un animal libre ! » La désignation de parrains et marraines des ours relâchés participerait de cette personnification, tout en profitant au courant de sympathie pour ces animaux, si elle avait été faite parmi les Homo pyrenaïcus, entendons-là des personnes qui vivent sur les mêmes territoires que les ours. Las, à l’exception de Renaud, on leur a préféré des stars et peoples, sans liens charnels avec les Pyrénées, inaptes à parrainer leurs « filleuls » et qui sont donc déjà oubliés.

 

On touche ici à l’extrême ambiguïté des relations entretenues entre une grande part des hommes et les ours : nous les personnifions en apparence, mais sans leur octroyer le rang de sujets. Au fond, l’ours est toujours un objet. Le droit le qualifie d’ailleurs de res nullius, une chose qui n’appartient à personne, un être de peu d’importance qu’une majorité d’entre nous abandonnera en cas de conflit physique avec un homme, lui jugé comme la valeur suprême. « Ah, ce n’est qu’un ours ! » lit-on ici et là. Derrière leurs bureaux, les techniciens de l’environnement, eux, rêvent du « vecteur de développement durable » que le Brun pourrait devenir. C’est le fantasme de la mine d’or ou du miracle commercial lourdais. En mal de reconnaissance sociale, en quête de pouvoir, à l’affût des subventions ou des postes, les gagne-petit se surveillent les uns les autres. On trimbalait autrefois les ours, on vendait leur peau, leur graisse, on parasite aujourd’hui la grosse bête moelleuse, plus rentable vivante que morte. Les gestionnaires de la faune, enfin, contrôlent ses mouvements, assurent sa traçabilité électronique. L’affaire n’est pas récente. Qu’on se rappelle Lagaffe, une des trois ultimes ourses autochtones à qui l’on reprochait ses attaques sur des moutons, là plupart non gardés. Capturée en 1992 aux fins de lui poser le premier collier émetteur jamais porté par un ours sur le sol français, elle se détacha de son piège. Ce fut là le début de la fuite en avant technique dénoncée alors en vain par Claude Dendaletche. Avec les réintroductions, tout s’accéléra : colliers émetteurs, puis collier au cou et puce électronique enfoncée dans les chairs, recapture de l’ours s’il descend trop bas en altitude, etc.

 

Cette logique n’est pas non plus réservée à notre pays. Dans la province italienne du Trentin, où vit une population d’ours d’origine slovène, n’a-t-on pas stérilisé l’ourse Jurka, jugée trop familière, avant de l’enfermer dans un parc ultrasécurisé qui, lorsque je l’ai découvert, m’a immédiatement fait penser à la prison de Guantanamo. N’a-t-on pas dans la même région, voulant l’équiper d’un satané collier, causé la mort par noyade d’un ours qui avait pris l’habitude d’aller aux poubelles, à l’image des chiens, des chats ou des renards. Enfin, n’a-t-on pas collé un collier au premier ours venu librement de la Slovénie voisine au motif qu’il commettait des dégâts sur des troupeaux et des ruches. En moins de dix ans, du simple collier temporaire de suivi posé sur l’animal introduit, les gestionnaires italiens sont passés au contrôle potentiel de tous les ours. Jusqu’où irons-nous dans cette gestionnite qu’aucune barrière morale ne semble freiner ?


 

Papillon 2Qu’on se souvienne ainsi du calvaire de Papillon, le plus vieux mâle autochtone des Pyrénées, effarouché, piégé, anesthésié, encagé, opéré, délesté d’une de ses dents, relâché vacillant et qui mourut deux mois plus tard en juillet 2004 en vallée de Luz. Quel symbole de notre dégénérescence puisque nous avions fait d’un patriarche respecté un animal de laboratoire !

 

Le vieil ours Papillon en pleine opération...

 

 

Si notre société malade autorise de tels actes, elle ne suscite que de bien faibles réactions immunitaires. Où sont les groupes de protection qui devraient s’insurger contre ces pratiques ? Seuls quelques rares individus expriment de temps à autre leur refus ou leur dégoût. Lors du festival du film animalier de Ménigoute à la Toussaint 2004, distribuant avec deux amis naturalistes un court texte sur la mort de l’ours Papillon, nous avions vérifié avec un certain effroi que de nombreux écologistes ou assimilés avaient intégrés les dogmes du contrôle et de ce qu’on appelle la « gestion » de la faune. Une femme m’avait répondu qu’aujourd’hui on ne pouvait plus faire autrement avec les grands animaux sauvages, qu’il n’existait pas de plan B, qu’il fallait se résigner. Le président d’une association de défense des ours aujourd’hui dissoute approuvait la capture du vieux Papillon sans vraiment me donner de raisons profondes. Si nous avions évidemment reçu des soutiens dans notre action, un malaise était né en moi, qui, avec les années, a alimenté mon constat d’un affaiblissement des esprits devant le diktat de la « gestion ».

 

Pour paraphraser Jean-Claude Génot, on peut en effet écrire que « les oursGriffades-d-ours-au-pays-des-Mohicans--Pyrenees-occidenta.jpg sont malades de la gestion », qu’ils sont de plus en plus « désauvagisés » au sens où l’entendait François Terrasson. Qu’on y pense : nous nous permettons non seulement d’ arracher les ours à leur forêt natale, de les transporter loin de chez eux, de les opérer, de les « équiper » de moyens de contrôle (l’animal devenant alors, sans réflexion de la part de ses défenseurs, un banc d’essai de politiques liberticides), puis de les relâcher sur un terrain miné par de lourds conflits, mais aussi de les capturer de nouveau s’ils ne se comportent pas comme il serait correct à nos yeux de le faire. Bref, nous nions, plus ou moins consciemment, leur monde, où chaque sentier, chaque odeur, chaque recoin font sens, pour satisfaire nos désirs dans ce que nous réduisons à notre monde de plus en plus marchand.

 

Ci-dessus : griffades d'un ours en Haut-Béarn, la certitude d'être chez l'ours...

 

A la veille d’un troisième lâcher d’ours, une nouvelle étape sera probablement franchie, tout comme la deuxième phase de la réintroduction avait marqué une rupture dans le traitement des animaux par rapport aux lâchers expérimentaux de 1996 et 1997. L’Etat français envisage en effet de capturer une ourse des Pyrénées centrales pour la « déplacer » en Béarn où seuls subsistent des mâles, et de « retirer du massif » et d’« envoyer dans un parc» tout animal qui poserait problème en s'approchant trop souvent et trop près des habitations. De son côté, un enseignant en zootechnie à Toulouse proposerait que l’on « supprime » l’ours Pyros, un grand mâle , d’origine slovène jugé trop dominant, puis de lâcher des femelles de souche cantabrique et slovène de part et d’autre de la chaîne pour mélanger les gènes. Dans ces conditions, et sans opposition majeure de la part de ceux qui prétendent défendre les ours, il y a fort à parier que la « gestion » de ces animaux ne devienne à moyen terme une immense mascarade, un prétexte à emballement de progrès dits techniques, justement dénoncé par Bernard et Simon Charbonneau, et ne s’apparente à une sorte d’élevage à ciel ouvert avec sa prison dorée.

 

Ce scénario n’est pas une fatalité. Nous avons le choix de considérer les ours, et le reste de la faune, telles des personnes, comme nous y invitent des philosophes, chercheurs ou artistes qui marient la connaissance à l’empathie. Faire des ours des personnes animales, c’est admettre évidemment leurs capacités et leurs singularités mais aussi nous imposer des obligations strictes vis-à-vis d’eux. Alors que notre espèce a bâti depuis des siècles une extraordinaire emprise sur la nature sauvage, il est temps qu’elle s’adapte à l’existence des animaux et non qu’elle les contraigne à respecter nos seules règles de vie, il est urgent qu’elle renonce à ce que Robert Hainard appelait l’« impérialisme d’espèce ». Nous y gagnerons beaucoup et serons sans doute surpris par ce qui s’ouvrira devant nous. A cet égard, je suis de ceux qui croient à une coévolution entre l’homme et de nombreuses espèces, coévolution rompue mais toujours opérative, dont témoigne sans soute l’art des grottes ornées.

 

C’était au soir du 22 mai 2007 au cœur d’une vaste forêt du sud de laUn cimetière dans la forêt aux ours [1600x1200] Slovénie. Nous avancions lentement sur une piste quand j’aperçus un ours qui « roulait » sur la chaussée pour s’asseoir à quinze mètres de nous, face à la voiture qui l’éclairait de ses phares, moteur éteint. J’ai vu son expression curieuse dans mes jumelles et j’ai déjà écrit dans Le Cantique de l’ours que   

 

                                                                                               Un cimetière au milieu de la forêt des ours, Slovénie.


j’avais la certitude qu’il nous interrogeait. Oui, ce jeune ours dont les yeux étaient fixés sur nous (je l’observais aussi depuis la fenêtre alors ouverte) nous interrogeait, comme peut le faire un homme avec un autre. Le passage inattendu d’un quad mit fin à cette scène émouvante dont nous parlâmes longtemps avec mon ami slovène pour tenter d’en saisir le sens. Nous ne revenions pas d’un endroit banal, puisque nous avions passé, seuls et recueillis, toute une fin d’après-midi dans un massif frappé par d’épouvantables combats lors de la seconde guerre mondiale. C’est une forêt constellée des quartiers généraux des partisans yougoslaves, d’hôpitaux clandestins, de cimetières, de stèles ou de gouffres où l’on jeta des milliers de soldats, de toutes origines, froidement exécutés. Elle est chargée, si fraîchement chargée. Par un curieux hasard, cette forêt est celle d’où proviennent plusieurs ours lâchés dans les Pyrénées, dont l’ourse Ziva (prononcez Jiva) qui fut la première à fouler nos montagnes et dont le nom slovène signifie « Vivante ».

 

Tete-d-ours-et-agneau-Sainte-Engrace--1600x1200-.jpgJe ne peux m’empêcher de relier tous ces faits, et d’autres encore, d’en chercher le sens, là, dans cette forêt, où justement tout fait sens, pour les hommes et pour les ours. Et combien tous ces sentiments se bousculaient en moi lors d’un séjour récent en Haute Soule entre Roncal et le canyon d’Ehujarre. Artza, Lou Moussu, Medved est une personne, on le comprend au seul énoncé de son nom, comme on le sent dans la pierre à Sainte Engrâce ou à Borce. Il faut extraire Artza des griffes de tous les montreurs d’ours contemporains incapables de préparer l’alliance impérative avec les personnes animales. 

 

 

La tête d'ours de Sainte-Engrâce (Pays Basque).

 

 

 

Octobre 2010, Stéphan Carbonnaux

 

 

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Crédits : collection personnelle, exceptés les bras d'ours (G. Carbonnaux) et l'opération de l'ours Papillon (Anonyme).

 


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